Une histoire de torture

Imen Derouiche, Jean-François Hamelin et Richard Leclerc préparant le tournage d'une nouvelle scène.
Photo : Andréanne Larouche
Marie-Ève Lambert
MARIE-ÈVE LAMBERT
La Voix de l'Est
(Granby) Le Suttonais Richard Leclerc, de Publici-Terre, a produit dimanche dernier à Granby son quinzième clip pour les campagnes de sensibilisation d'Amnistie internationale, dont le thème cette année est la lutte contre la torture. Toutefois, pour la première fois en vingt-cinq ans de collaboration avec l'organisme, il avait une victime avec lui, sur le plateau de tournage.






































C'est dans le sous-sol de l'usine 231 que l'équipe de tournage s'est enfermée. Du béton, un peu de saleté et très peu de lumière naturelle: il y avait là tout ce qu'il fallait pour recréer le cachot où une jeune Tunisienne de 25 ans a vécu un véritable enfer, quinze années plus tôt.
Enfer qu'elle a un peu revécu ce jour-là puisqu'en plus de faire la narration, elle a assisté à tout le tournage, question de rendre le tout le plus réaliste possible.
«C'est une femme incroyable qui s'est un peu forgé une carapace avec le temps, mais cette journée-là, il a fallu bien prendre soin d'elle», souligne Richard Leclerc.
Torture sous la dictature
Imen Derouiche n'oubliera jamais le 20 février 1998. Ce jour-là, son amoureux de l'époque, un des leaders de l'Union générale des étudiants tunisiens, se faisait arrêter brutalement sous ses yeux à la suite d'une manifestation pacifique contre les frais de scolarité, l'omniprésence de la police dans les universités et, par la bande, contre le gouvernement Ben Ali. Deux semaines plus tard, l'étudiante en droit et sciences économiques à l'Université de Tunis était arrêtée à son tour.
«J'ai été victime de brutalité policière et amenée au centre de détention. Le lendemain, on m'a transférée à la Sûreté de l'État», relate-t-elle dans la vidéo.
«On m'a fait entendre des enregistrements de Nourredine (son amoureux) et d'autres camarades qui hurlaient, torturés. On m'a fait des injections, on m'a violée, on m'a fait subir des interrogatoires, on m'a privée de sommeil. Ma mère me cherchait dans les hôpitaux et les morgues, sans succès», poursuit-elle.
Les tortionnaires, tient-elle à préciser en entrevue, ne sont pas que de simples policiers qui frappent les détenus à coups de poings et de pieds. «Ce sont des gens qui ont appris à torturer, et chacun se spécialise dans une discipline. Je me souviens que durant les séances, il y avait des élèves à l'arrière qui étaient là pour apprendre», se remémore-t-elle.
«On est prêt à dire tout ceque le bourreau veut entendre»
Un médecin était également toujours sur place. «Il veillait à ce que les souffrances ne laissent pas de traces, explique-t-elle. On vérifiait souvent notre pouls, notre rythme cardiaque, nos signes vitaux. En comprenant toute la mécanique du corps humain, il agissait un peu comme un chef d'orchestre, indiquait quand c'était assez pour chacun et qu'il était temps de passer à une autre forme de torture.»
Ce qui lui fait crier aujourd'hui haut et fort que la torture ne sert jamais à soutirer des secrets. «Ça fait tellement mal qu'on est prêt à dire tout ce que le bourreau veut entendre juste pour que les souffrances arrêtent, juste pour rester en vie. Ce n'est pas pour faire parler, c'est pour faire taire.»
Pourtant, Imen Derouiche savait précisément qu'elle risquait tout cela en s'embarquant dans le mouvement étudiant. «Comme dans toute dictature, on est élevés dans la peur, dit-elle. On nous apprend à nous méfier de tout et de tous en même temps qu'on fait nos premiers pas. En manifestant, je savais à l'avance que je pourrais être arrêtée, emprisonnée et torturée. On le sait tous. Mais à 25 ans, le désir de vivre libre était plus important que la peur.»
Libération et suite
Au terme d'une détention de 15 mois, grâce à des lettres parvenues à Amnistie internationale et à la pression internationale, la détenue obtient son droit à un procès en bonne et due forme. «C'était complètement ridicule comme charges qu'on retenait contre moi. Je risquais entre 35 et 55 ans de prison. Pour quelqu'un qui n'avait fait que manifester pacifiquement dans un mouvement étudiant. J'ai finalement obtenu un an et demi, donc il ne me restait que quelques mois à purger avant d'être libérée.»
Les lettres ont également changé ses conditions de détention, ajoute-t-elle. «J'ai pu avoir un lit, voir le docteur et même étudier. J'ai été la première femme à pouvoir étudier en prison en Tunisie.»
Depuis qu'elle a été libérée, Imen Derouiche a suivi une longue thérapie. «J'ai appris à vivre avec ce passé», soutient-elle aujourd'hui, sereine - ou presque.
Établie à Chambly depuis 2005 et mère d'un petit garçon de trois ans, elle se fait un devoir de raconter son histoire et de donner des conférences pour Amnistie internationale. «Mon histoire n'est pas vraiment exceptionnelle, elle arrive à des milliers de gens sur la planète. En ce sens, mon histoire n'est plus personnelle, elle est rendue publique. Et de la raconter pour sensibiliser les gens, c'est ma façon de remercier Amnistie de m'avoir sauvé la vie et d'aider à en sauver d'autres.»
En acceptant de prendre part au tournage de ce vidéo, la Tunisienne d'origine a replongé à fond dans les cauchemars de son passé. «Juste de voir ces lieux qui ressemblaient tant à ma cellule, cette fille qui jouait mon rôle avec tant de réalisme... disons que depuis dimanche, on dirait que toute ma thérapie est à recommencer. Je revis avec la police d'État...»
«Mais ne vous inquiétez pas, je vais bien aller, je vous assure», termine-t-elle.
Il est possible de voir la vidéo au www.amnistielibereimenderouiche.blogspot.com.

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